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LANDSCAPE ART - Les colonnes flottantes de Jean Moré

Jean Moré vu par...

Témoignages

 

Parenthèse - CRAM

Sanda Voica

Christine Hedou

Roberte N Hamayon

Tym

Claude Hansen

Alain Jouffroy

Joël Hubaut

Samuel Dudouit

JFA

 

SAMUEL  DUDOUIT

 JARDINS  FUTURS  RETROUVÉScolonne_flottante_0538

 «C’est vrai, c’est à l’Eden que je songeais!»

L’impossible, Une saison en enfer
A. Rimbaud.

 
        Mettons dès le départ la question technique de côté, bien qu’elle soit pourtant une donnée première, incontournable. Pour Jean Moré, la technique n’est pas un problème suffisant : tout est modifiable, il suffit d’inventer. Des colonnes flottantes, par exemple.

           Des colonnes flottantes : l’expression semble déjà receler en elle-même un paradoxe. La pesanteur et l’ordre d’un côté, la mobilité et le vent de l’autre. Ces deux mots associés parlent d’architecture tout en en donnant une idée légère. De l’architecture, on a pourtant rarement cette idée. Difficile, en effet, d’oublier que « l’architecture, pour Bataille, c’était la chiourme » comme le rappellent Sollers et Porzamparcet qu’en elle s’est presque toujours manifesté la volonté d’emprise du pouvoir. « il faut que tous les hommes sachent que le pouvoir est là, et que la vie est dure. » disent-ils encore de manière saisissante.
 
      Après avoir fait de la photographie aérienne et sous-marine, avoir été journaliste, chimiste, inventeur, peut-être faut-il aussi ajouter à la panoplie de Jean : architecte ? Ses colonnes sont peut-être des ouvrages d’architecture, mais à aucun moment elles ne deviennent matraques, ni gourdins, encore moins manches de pioches ou barres de fer. Pas de chiourme, ni d’ordre imposé ici, mais des érections d’air colorées qui s’élèvent au vent pour claironner le contraire de ce que toute architecture a hurlé durant des siècles : il faut que tous les hommes sachent qu’aucun pouvoir n’est là, que rien ne peut s’imposer à qui ne le consent. Le ciel est vide, son bleu n’ouvre sur rien d’autre que l’infini des nuances qui viennent s’imprimer à chaque instant sur notre rétine, la vie n’est dure qu’à vouloir en remplir perpétuellement les vides, colmater les brèches, ignorer les creux.

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        Devant les colonnes flottantes de Jean Moré, on pense inévitablement à une architecture nouvelle, ou à des vestiges très anciens en train de sortir de terre, de s’élever en une assomption muette. En elles, le temps de leur érection, le futur et le passé le plus ancien semblent se rejoindre quelques instants et le temps est passagèrement doublé par leur architecture édénique. On pense à la toile de Malevitch : Peinture suprématiste (Huit rectangles rouges) de 1915, ou à cette autre : Peinture suprématiste de 1917 – 1918 où un figure d’un jaune doré paraît s’envoler sur le fond blanc.
           On pense aussi à Brancusi, à ses colonnes sans fin inspirées des piliers funéraires de bois sculpté de Transylvanie qui étaient parfois surmontés d’un oiseau censé symboliser l’âme du défunt. Brancusi avait enlevé ce symbole. Ses colonnes montaient nues vers le ciel qu’elles « soutenaient » comme Mircea Eliade l’a fait remarquer, affirmant que Brancusi avait « retrouvé dans la Colonne sans fin, un motif folklorique roumain, la « Colonne du Ciel » (coloana cerului) ». Comme le même Eliade le montre dans Le sacré et le profane en évoquant la consécration des lieux (axis mundi, poteau sacré, pilier cosmique…), il y a chaque fois concomitance d’une fonction cosmologique et sotériologique. Cosmologique car, faisant du Chaos le Cosmos, il rend le lieu « habitable », il en fait le monde ; sotériologique parce que, liant la Terre au Ciel, il permet la communication avec le domaine céleste sans laquelle l’existence n’est pas possible. « On ne peut vivre sans une « ouverture » vers le transcendant ; en d’autres termes, on ne peut pas vivre dans le Chaos » écrit encore Eliade.
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           Jean Moré n’est cependant pas un primitif, il vient après Brancusi, après Warhol, après le Déluge et l’Apocalypse. Il y a longtemps que la Terre s’est effondrée sur elle-même, longtemps que le ciel brûle, longtemps que le Temps est devenu un enfermement, longtemps, enfin, que Chaos et Cosmos se sont mêlés et que le « transcendant » s’est réfugié à des niveaux atomiques.

          Tout se passe comme si, Brancusi post-Warhol, Jean Moré retrouvait, de l’autre côté du Déluge, cette fraîcheur inouïe qui du profane permet de refaire du sacré. Fraîcheur immémoriale surgie invisiblement au milieu des ruines désormais perpétuelles de l’Histoire contrainte à ne pas cesser de finir, fraîcheur qu’il faut saisir clandestinement (clandestinement à toute clandestinité, autrement dit d’une manière librement libre), ni au-dessus, ni au-dessous, mais transversalement au temps, quadrillé et enfermé dans son accélération, de l’Histoire.colonne_flottante_0126  Les colonnes de Jean Moré ont bien une fonction cosmologique et sotériologique mais d’un cosmos, d’un salut d’après la catastrophe, concentrés à la pointe fragile d’instants de présence déchargés de tout cadavre. Le lieu est partout, comme le salut, mais sans garantie de survie, sans continuité, sans assise sûre. Changeants, lieu et salut offrent une prise considérable au vent et à sa salubrité, comme ces colonnes qui, non contentes de ne plus contenir le moindre atome funèbre, flottent parfois sur l’eau, mais aussi dans l’air et vont parfois jusqu’à s’envoler.

          Est-il fortuit, innocent, hasardeux, enfin, que Brancusi, en voyage aux États-unis en 1939 (pour l’exposition Art in our time qui célébrait le dixième anniversaire du MOMA), imagine pour la ville de Chicago un gratte-ciel de 400 mètres sur le modèle de la colonne sans fin et que Jean Moré, de son côté, quelques 60 ans plus tard, se plaise à penser (questions techniques et financières mises à part, comme Brancusi) à des colonnes beaucoup plus grandes se levant toutes ensemble en divers points du globe comme pour signifier la puissance de la légèreté et du désir face à la volonté funèbre d’en finir avec la liberté clouant corps et temps sur une même croix ? Comme s’il avait senti, mine de rien, dès 1998, qu’il faudrait bientôt penser et proposer quelque chose qui aille au-delà des Twin Towers. A cette volonté effrénée de destruction qui déferle aujourd’hui, opposer l’efflorescence impudique des colonnes flottantes revient à noyer d’un coup le ressentiment dans un satori insaisissable de satisfaction, de jouissance imperceptible, à pratiquer une acupuncture immédiate des nerfs et de l’âme. C’est pourquoi, je le dis, Jean Moré devrait être remboursé par la sécurité sociale, ses colonnes flottantes disponibles en pharmacie et leur contemplation solitaire, silencieuse, prescrite sur ordonnance.           

              

 

 

 

 

            A bien les regarder encore une fois pourtant, il semble que si ces colonnes (de toutes tailles, de toutes courbures et de toutes couleurs) recèlent la moindre violence en elles, c’est encore du bâton avec lequel le maître zen vient frapper sur la tête de ses disciples pour provoquer en eux l’éveil qu’elles se rapprochent le plus.

           J’ai vu les colonnes de Jean dans son jardin, à la fin d’un jour d’été, dans la lumière rasante, dorée, qui venait filer sur la cime des arbres ; je les ai vues aussi sur une place, une nuit d’hiver, monter dans l’air froid et le vent qui soufflait du port leur blancheur étrange. Chaque fois, sous la coulée lente et profonde du moment qui me traversait rêveusement, c’était un choc de douceur abrupte, le commencement de quelque chose dont la durée tombait à pic sur le temps où je me perdais de vue à chaque instant, ce temps où tous autour de moi (et j’étais dans ces tous) n’étaient que hoquets de négation enfilés dans les heures. Chaque fois, cette durée abrupte du commencement c’était la « verticale vive » où « je » me jetait comme un dé.

            Car c’est bien ce que l’irruption de ces colonnes dans le paysage provoque sur le regardeur, le passant, un choc en retour : c’est sa propre présence, non seulement inexplicable, improbable, injustifiable, mais bien plus : donnée, gratuite, qui fait irruption en lui. Chaque fois, devant les colonnes flottantes, je suis là, sans savoir qui je suis, simple question posée à elle-même, comme dédoublée à l’intérieur du choc, pourvue comme unique profondeur, comme unique volume, comme unique corps, du seul tremblement opéré par l’écho de cette question en elle-même. Présence tremblée, flottante elle aussi, à peine posée, attachée au sol, à la limite du déracinement.

              Les colonnes de Jean Moré sont à l’image de qui est soudain invité à les voir comme le commencement de sa propre vision et de son propre corps : vide dressé sur lui-même, vibrant, se découvrant soudain présent là, saisi soudain par une stupeur d’être sans explication, car comme les roses, comme les fleurs, comme tous les objets quand ils nous parviennent dans la lumière de leur rêve, ce rêve auquel par instants, toujours imprévus, imprévisibles, le plus souvent insaisissables, nous accédons comme à un éveil (une porte s’est ouverte, un courant est passé, a tout rendu au dehors, soi compris, soudain étrange et proche à la fois, autre que moi, instants extrêmes qui s’ouvrent comme de corolles), les colonnes sont sans pourquoi et c’est l’abrupt de l’éveil et sa douceur radicale qui passe en nous de leur envol. C’est cette éclosion brute de l’ouvert, de ses nuances infinies qui est alors saisi, comme un repli de temps non encore habité, neuf.

        

            Reste à faire l’expérience. Tout nous en détourne. Tout est fait pour qu’elle n’ait pas lieu, qu’elle reste hors saisie, qu’elle soit étouffée. Cette expérience qui fait écrire à Sollers : « La sensation principale, elle, était d’être traversé par une colonne transparente, un rouleau de certitude, prends ça ou ne le prends pas, au choix ». On songe aussi à la formule de Michaux, équivalent écrit d’une de ces colonnes que Jean avait fait surgir dans son jardin : transparente, laissant, à travers elle comme à travers un prisme, se décomposer la lumière du jour, donnant accès à un espace apparemment dénué de tout ressentiment contre soi et le temps, ouvert à une innocence qui reviendrait de loin, de l’autre côté du Léthé de la dette.

           «Je me suis construit sur une colonne absente» écrivait Michaux. Les colonnes de Jean Moré, absentes de se présenter à nous comme l’ouverture même du lieu à ce que nous sommes, comme l’ouverture même du lieu que nous sommes de l’autre côté de l’enfermement, ses colonnes en se posant dans le paysage comme un collage improbable ouvrent le lieu à un autre temps que celui qui nous mène, celui du calcul. Un temps ouvert sur lui-même, tout en pulsations et en détours, en replis et en étirements qui serait l’ouverture même de celui qui, devant ces colonnes, s’est tout simplement laissé à ce qui est là, au plus proche, de celui qui, sans abolir la distance a su se faire le tympan déchiré de ce qui vient d’apparaître : le lieu rendu à sa libre apparition.

         Là où l’homme nouveau, enfermé en lui-même, n’a plus même à faire avec le vide très présent de son absence, où, ignorance de l’ignorance, absence de l’absence même, misère redoublée, des chemins de Damas par millions passent à chaque instant tout autour, délaissés, non vus, Jean Moré ne travaillerait-il pas à fabriquer de l’homme ancien, immémorial, celui qui, pour la première fois, devient soudain homme en sortant de lui-même ? Comme si au milieu des images, du virtuel proliférant, les colonnes étaient la marque de la vérité de l’espace, comme si l’injection (même instantanée) du temps à l’intérieur du sujet qui passe là, et qui, de fait, apparaît là, rendait à l’espace sa réalité, non pas sa réalité écrasée, rabattue, arraisonnée, mais son vertige de réel au-delà de toute représentation possible.

     
         

 

 

 

 

 

 

 

           Je me suis demandé si les colonnes de Jean Moré n’étaient pas comme le négatif, le renversé de l’arbre du jardin d’Eden. Une sorte – nouvelle – d’arbre à refaire du lieu le jardin, une « machine » à faire du jardin. Je me suis répondu oui tout en songeant que s’y abandonner, c’était aller vers cette innocence dont personne ne veut, c’était entrer dans sa révolution sans terreur où le « tout autre » n’est perceptible, ne dépend que de la vision du sujet, de sa capacité à se retrouver intact dans la fraîcheur de l’instant.
Ce qui est certain, c’est qu’il n’y a pas pour lui de « solution finale » possible, mais un work in progress permanent puisque à reprendre à chaque fois dans un nouveau lieu. L’œuvre n’est pas fermée, le jardin est toujours autre et, pour le regardeur comme pour lui-même, passée la stupeur d’être, la douceur de passer dans le paysage comme un grain singulier, une nuance détachée et rendue au dehors, il y a tout lieu de penser qu’un corps nouveau naîtra de cet éveil. Comme si c’était là l’évènement, le seul évènement qui tienne, la levée en soi d’un je libre, la transfiguration du lieu en jardin, à la fois futur et retrouvé.
 
                                                                                 Samuel  Dudouit  
                                                                                 (juin – juillet 2005)

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